Title: Po
1Poésie et révolte
Denis Saint-Amand Université de Liège2014-2015
2- La littérature peut sappréhender comme espace
et moyen de la révolte à entendre comme un
mouvement de rébellion contre une autorité
établie et un refus dobéir à quelquun,
daccepter son autorité . - Sur le plan métaphysique, la révolte est une
agitation intérieure traduisant une opposition
violente, un refus daccepter quelque chose qui
heurte ou blesse les sentiments profonds de
lindividu et un refus daccepter un
événement, une situation, quelque chose
dinévitable, dinéluctable . - (Définition commune, mais opérante, empruntée au
Trésor de la langue française.)
3- Trois poètes, trois types de révolte
4- 1. Charles Baudelaire (1821-1867)
5Ouvrage majeur et terrible. Directement mal
accueilli par la critique les comptes rendus
dans la presse sont purement dépréciatifs, on
juge le recueil ignoble, odieux, infect, mais
aussi monotone et peu innovant. Comme Madame
Bovary, Les Fleurs du mal sont attaquées en
justice on reproche à Baudelaire davoir porté
offense à la morale religieuse et outrage à
la morale publique et aux bonnes mœurs . Là où
Flaubert sen sort finalement, Baudelaire va être
condamné à payer une amende (réduite à 50 francs)
et au retrait de six poèmes de lédition
originale. Il sort particulièrement blessé de cet
épisode.
6 Baudelaire est, simplement et littéralement,
obscène cest-à-dire, selon létymologie, de
mauvaise augure comme un oiseau de malheur
posté en surplomb, au-dessus des cités humaines,
il dévoile, en les versifiant, les côtés obscurs
(troubles et cachés) du corps physiologique et du
corps social, les sourdes pulsions de lorganisme
et les spasmes ou les infections purulentes de
lêtre collectif. (Alain Vaillant, Baudelaire
poète comique, p. 15)
7 LAlbatros Souvent, pour s'amuser, les hommes
d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux
des mers, Qui suivent, indolents compagnons de
voyage, Le navire glissant sur les gouffres
amers. A peine les ont-ils déposés sur les
planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et
honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes
blanches Comme des avirons traîner à côté
d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et
veule! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et
laid! L'un agace son bec avec un
brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme
qui volait! Le Poète est semblable au prince des
nuées Qui hante la tempête et se rit de
l'archer Exilé sur le sol au milieu des
huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
8- Ta tête, ton geste, ton airSont beaux comme un
beau paysage Le rire joue en ton visageComme
un vent frais dans un ciel clair.Le passant
chagrin que tu frôlesEst ébloui par la santéQui
jaillit comme une clartéDe tes bras et de tes
épaules.Les retentissantes couleursDont tu
parsèmes tes toilettesJettent dans lesprit des
poètesL'image d'un ballet de fleurs.Ces robes
folles sont lemblèmeDe ton esprit bariolé
Folle dont je suis affolé,Je te hais autant
que je taime !
À celle qui est trop gaie
Quelquefois dans un beau jardinOù je traînais
mon atonie,Jai senti, comme une ironie,Le
soleil déchirer mon sein Et le printemps et la
verdureOnt tant humilié mon cœur,Que jai puni
sur une fleurLinsolence de la Nature.Ainsi je
voudrais, une nuit,Quand lheure des voluptés
sonne,Vers les trésors de ta personne,Comme un
lâche, ramper sans bruit,Pour châtier ta chair
joyeuse,Pour meurtrir ton sein pardonné,Et
faire à ton flanc étonnéUne blessure large et
creuse,Et, vertigineuse douceur !À travers ces
lèvres nouvelles,Plus éclatantes et plus
belles,Tinfuser mon venin, ma sœur !
9C. Klapisch, Paris, 2008.
10- Ta tête, ton geste, ton airSont beaux comme un
beau paysage Le rire joue en ton visageComme
un vent frais dans un ciel clair.Le passant
chagrin que tu frôlesEst ébloui par la santéQui
jaillit comme une clartéDe tes bras et de tes
épaules.Les retentissantes couleursDont tu
parsèmes tes toilettesJettent dans lesprit des
poètesL'image d'un ballet de fleurs.Ces robes
folles sont lemblèmeDe ton esprit bariolé
Folle dont je suis affolé,Je te hais autant
que je taime !
À celle qui est trop gaie
Quelquefois dans un beau jardinOù je traînais
mon atonie,Jai senti, comme une ironie,Le
soleil déchirer mon sein Et le printemps et la
verdureOnt tant humilié mon cœur,Que jai puni
sur une fleurLinsolence de la Nature.Ainsi je
voudrais, une nuit,Quand lheure des voluptés
sonne,Vers les trésors de ta personne,Comme un
lâche, ramper sans bruit,Pour châtier ta chair
joyeuse,Pour meurtrir ton sein pardonné,Et
faire à ton flanc étonnéUne blessure large et
creuse,Et, vertigineuse douceur !À travers ces
lèvres nouvelles,Plus éclatantes et plus
belles,Tinfuser mon venin, ma sœur !
11Au-delà dune révolte sociale et dun
positionnement contre les normes de son époque,
Baudelaire sen prend particulièrement à
certaines cibles. Parmi elles, on peut pointer la
religion la section révolte de la première
édition des Fleurs du Mal comporte de cette façon
trois textes qui sen prennent violemment à Dieu,
plus encore quau corps ecclésiastique. Ces
textes sont Abel et Caïn , Les Litanies de
Satan (rythmées par la rengaine O Satan,
prends pitié de ma longue misère! ) et Le
Reniement de saint Pierre .
12- Les aveugles
-
- Contemple-les, mon âme ils sont vraiment
affreux !Pareils aux mannequins, vaguement
ridicules Terribles, singuliers comme les
somnambules,Dardant on ne sait où leurs globes
ténébreux.Leurs yeux, d'où la divine étincelle
est partie,Comme s'ils regardaient au loin,
restent levésAu ciel on ne les voit jamais
vers les pavésPencher rêveusement leur tête
appesantie.Ils traversent ainsi le noir
illimité,Ce frère du silence éternel. Ô cité
!Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et
beugles,Eprise du plaisir jusqu'à
l'atrocité,Vois, je me traîne aussi ! mais, plus
qu'eux hébété,Je dis Que cherchent-ils au
Ciel, tous ces aveugles ?
13En 1861, Baudelaire fait paraître une édition
revue et corrigée , expurgée aussi, des Fleurs
du Mal, avant de se présenter, lannée suivante,
comme candidat à lAcadémie Française. Ce geste
est très fort Baudelaire est en porte-à-faux
avec le nomos du champ littéraire dans lequel il
est embarqué, cest-à-dire le point de vue
légitime du champ , établi sur des critères
esthétiques autant quéthiques par les défenseurs
de la définition la plus pure, la plus
rigoriste et la plus étroite de la littérature
cest-à-dire lAcadémie. Or, il revendique,
son droit à la consécration que lui confère la
reconnaissance dont il jouit dans le cercle
étroit de lavant-garde (P. Bourdieu, Les
Règles de lart, p. 106-118 et 365-372).
14- Le Spleen de Paris (1869)
En 1864, Baudelaire sexile en Belgique pour
donner une série de conférences. Il y est
particulièrement malheureux. De retour en France,
il décédera de la syphilis le 31 août 1867. Son
projet Le Spleen de Paris (également appelé
Petits poèmes en prose) sera édité à titre
posthume en 1869. Ce titre se fonde sur concept
qui sous-tend la totalité de lœuvre
baudelairienne, et notamment lune des sections
des Fleurs du mal, intitulée Spleen et idéal.
15 État affectif, plus ou moins durable, de
mélancolie sans cause apparente et pouvant aller
de lennui, la tristesse vague au dégoût de
lexistence (TLF)
16 Ce que je sens, cest un immense découragement,
une sensation disolement insupportable, une peur
perpétuelle dun malheur vague, une défiance
complète de mes forces, une absence totale de
désirs, une impossibilité de trouver un amusement
quelconque. (Lettre à sa mère, 1859)
17Le terme spleen est un emprunt anglais, qui
signifie à la fois rate et mauvaise humeur
. Il existe une vieille conception selon
laquelle chaque sentiment serait lié à une partie
du corps les Anciens pensaient de cette façon
que la rate (lorgane situé dans la cage
thoracique et dont la fonction première est
immunitaire) déversait dans le corps la bile
noire, responsable de la mélancolie. Dune
fonction scientifique et explicative, limage a
pris une dimension métaphorique.
18Le Mauvais Vitrier Il y a des natures
purement contemplatives et tout à fait impropres
à l'action, qui cependant, sous une impulsion
mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois
avec une rapidité dont elles se seraient crues
elles-mêmes incapables. Un matin je m'étais
levé maussade, triste, fatigué d'oisiveté, et
poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de
grand, une action d'éclat et j'ouvris la
fenêtre, hélas! (Observez, je vous prie, que
l'esprit de mystification qui, chez quelques
personnes, n'est pas le résultat d'un travail ou
d'une combinaison, mais d'une inspiration
fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par
l'ardeur du désir, de cette humeur, hystérique
selon les médecins, satanique selon ceux qui
pensent un peu mieux que les médecins, qui nous
pousse sans résistance vers une foule d'actions
dangereuses ou inconvenantes.)
Illustrations Gilles Roussel (Boulet),
http//www.bouletcorp.com/
19Le Mauvais Vitrier La première personne que
j'aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le
cri perçant, discordant, monta jusqu'à moi à
travers la lourde et sale atmosphère parisienne.
Il me serait d'ailleurs impossible de dire
pourquoi je fus pris à l'égard de ce pauvre homme
d'une haine aussi soudaine que despotique. "-
Hé! hé!" et je lui criai de monter. Cependant je
réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la
chambre étant au sixième étage et l'escalier fort
étroit, l'homme devait éprouver quelque peine à
opérer son ascension et accrocher en maint
endroit les angles de sa fragile marchandise.
Illustrations Gilles Roussel (Boulet),
http//www.bouletcorp.com/
20Le Mauvais Vitrier Enfin il parut
j'examinai curieusement toutes ses vitres, et je
lui dis "Comment? vous n'avez pas de verres de
couleur? des verres roses, rouges, bleus, des
vitres magiques, des vitres de paradis? Impudent
que vous êtes! vous osez vous promener dans des
quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de
vitres qui fassent voir la vie en beau!" Et je le
poussai vivement vers l'escalier, où il trébucha
en grognant.
Illustrations Gilles Roussel (Boulet),
http//www.bouletcorp.com/
21Le Mauvais Vitrier Je m'approchai du balcon et
je me saisis d'un petit pot de fleurs, et quand
l'homme reparut au débouché de la porte, je
laissai tomber perpendiculairement mon engin de
guerre sur le rebord postérieur de ses crochets
et le choc le renversant, il acheva de briser
sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire
qui rendit le bruit éclatant d'un palais de
cristal crevé par la foudre. Et, ivre de ma
folie, le lui criai furieusement "La vie en
beau! la vie en beau!" Ces plaisanteries
nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut
souvent les payer cher. Mais qu'importe
l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans
une seconde l'infini de la jouissance?
Illustrations Gilles Roussel (Boulet),
http//www.bouletcorp.com/
222. Arthur Rimbaud (1854-1891)
23Arthur Rimbaud (1854-1891)
Lœuvre rimbaldienne est particulièrement dense,
dans tous les sens du terme elle est peu
nombreuse (puisque lauteur nécrit que de 16 à
21 ans) et semble souvent complexe. Elle se
compose essentiellement de trois recueils les
Poésies (œuvres quon pourrait dire de
jeunesse ), Une saison en enfer et Les
Illuminations. Une saison en enfer est la seule
œuvre publiée du temps de sa trajectoire
littéraire, en 1873.
24(No Transcript)
25- Lidole
- Sonnet du Trou du Cul
- Obscur et froncé comme un œillet violet
- Il respire, humblement tapi parmi la mousse
- Humide encor damour qui suit la fuite douce
- Des fesses blanches jusquau cœur de son ourlet.
- Des filaments pareils à des larmes de lait
- Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
- À travers de petits caillots de marne rousse,
- Pour saller perdre où la pente les appelait.
- Mon rêve saboucha souvent à sa ventouse
- Mon âme, du coït matériel jalouse,
- En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.
- Cest lolive pâmée, et la flûte câline
26(No Transcript)
27Vexé par le texte précité, Mérat refuse de poser
avec Rimbaud et Verlaine pour Fantin-Latour.
(Effet concret dune parodie.)
Fantin-Latour, Un coin de table, 1872.
28Royauté Un beau matin, chez un peuple fort
doux, un homme et une femme superbes criaient sur
la place publique Mes amis, je veux qu'elle
soit reine ! Je veux être reine ! Elle
riait et tremblait. Il parlait aux amis de
révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient
l'un contre l'autre. En effet ils furent rois
toute une matinée où les tentures carminées se
relevèrent sur les maisons, et tout l'après-midi,
où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes.
293. Stéphane Mallarmé (1842-1898)
30- Ses purs ongles très haut dédiant leur
onyx,LAngoisse, ce minuit, soutient,
lampadophore,Maint rêve vespéral brûlé par le
PhénixQue ne recueille pas de cinéraire
amphoreSur les crédences, au salon vide nul
ptyxAboli bibelot dinanité sonore,(Car le
Maître est allé puiser des pleurs au StyxAvec ce
seul objet dont le Néant shonore.)Mais proche
la croisée au nord vacante, un orAgonise selon
peut-être le décorDes licornes ruant du feu
contre une nixe,Elle, défunte nue en le miroir,
encorQue, dans l'oubli fermé par le cadre, se
fixeDe scintillations sitôt le septuor.
31(No Transcript)
32 Les systèmes qui, plus ou moins lentement, plus
ou moins ostensiblement, plus ou moins
tragiquement, mènent à des impasses, seraient
bien plus menacés, leurs puissances contrôlées,
si Mallarmé avait davantage de lecteurs,
potentiels au moins. Et les pouvoirs ne sy
trompent pas. Ils savent bien, eux, où réside le
danger. Quun régime totalitaire simpose, ce
sont les Mallarmé que, dinstinct, il repère
dabord, quil exile ou supprime, même sils ont
peu daudience. Le travail dun Mallarmé nest
pas élitaire. il tend à briser la gangue dont
nous sommes prisonniers. A décrypter la langue,
ses signes, ses discours, et à nous rendre par là
moins sourds, moins aveugles à ce que lon
semploie à nous dissimuler. Il tend à dilater
notre espace. A exercer, affiner, assouplir la
pensée, qui seule permet la critique, la
lucidité, ces armes majeures. Mallarmé lu, cela
suppose acquises certaines facultés qui
pourraient conduire à certaines maîtrises et, par
là, à lapproche de certains droits. Faculté de
ne pas répondre au système dans les termes
réducteurs seuls offerts par lui, et qui annulent
toute contradiction. Faculté de dénoncer la
version démente du monde dans laquelle on nous
fige, et que les pouvoirs se plaignent davoir à
charge alors quils lont délibérément
instaurée.
Viviane Forrester, LHorreur économique, Fayard,
1996.